Remote work et nouvelles formes d’activité à l’étranger : enjeux de structuration des groupes dans leur déploiement international

« Work from anywhere », « workation », « commuting », « télétravail international », « remote work », « travail nomade » ou autres « flexible work », les qualificatifs ne manquent pas pour souligner une réalité désormais bien ancrée. Le déploiement des activités à l’international nécessite de la part des entreprises de la flexibilité dans la gestion et le recrutement des talents associés aux projets internationaux. Au-delà, les circonstances imposent encore actuellement de délocaliser des équipes en dehors du pays de mission, du fait des confinements, fermetures de frontières, ou situations de tension. Or, ces situations ne sont pas sans générer des risques fiscaux et sociaux pour les groupes et nécessitent un encadrement.


Quelles sont les situations habituellement rencontrées ?

Vision de l’acquéreur

Le « remote work » peut tout d’abord être une nouvelle modalité de travail international encadrée par les groupes pour retenir et attirer les talents internationaux. Le salarié ou le dirigeant travaille en France pour le compte d’une entité située dans un autre pays : par exemple, un directeur marketing sous contrat français pour le compte du siège situé en Suisse, ou un chef de projet en mobilité internationale virtuelle pour l’Espagne. il/elle travaille dans son pays de résidence sous contrat français pour le compte d’une

entité française : par exemple, une équipe de développeurs recrutés en Pologne qui ne souhaite pas venir travailler en France. Ou sous contrat local : un top talent américain en matière de web design qui souhaite travailler sous contrat américain depuis les uSA alors que le siège dont dépend le besoin est situé en France.

Les situations peuvent se complexifier un peu plus si la situation génère plusieurs employeurs ou plusieurs pays dans lesquels le salarié « commute ». Par exemple, un salarié travaille pour partie en France et pour partie en Allemagne pour l’entreprise française et le siège allemand. Les cas de remote work se rencontrent également de façon plus spontanée : le collaborateur souhaite combiner congés à l’étranger et télétravail ; ou souhaite une flexibilité liée à une situation familiale (parents malades, enfants ou conjoint à l’étranger). il arrive également fréquemment que l’employeur ne soit tout simplement pas informé.

Enfin les situations de crises peuvent générer du remote work international. De nombreuses entreprises ont par exemple dû redéployer les salariés ou expatriés présents en Russie ou en Ukraine, sans que leur mission ne soit dans un premier temps modifiée. Des équipes entières ont quitté Shangaï ou Hong-Kong du fait des confinements. Ou des expatriés se sont retrouvés à travailler depuis la France pour le compte de l’entité étrangère en attendant l’ouverture des frontières. il s’agit bien dans tous ces cas de travailler pour le compte d’une entité d’un pays, mais depuis un autre pays.


Quelles sont les problématiques engendrées ?

Dans toutes ces situations de remote work, il convient de combiner les problématiques de droit du travail, d’immigration, de couverture sociale, de payroll et d’imposition, avec les problématiques fiscales du groupe notamment d’établissement stable, de résidence fiscale et de prix de transfert. Or, les réglementations applicables relèvent de dispositions internes à chaque État ou région économique ou encore de sources conventionnelles distinctes et pas toujours coordonnées. Dès lors, des redressements fiscaux peuvent intervenir et des sanctions pénales ou financières trouver à s’appliquer dans certaines situations. il s’agira souvent de mesurer les risques pour trouver la meilleure combinaison possible compte tenu des pays, des durées et des profils concernés.


comment encadrer la partie sociale ?

D’un point de vue droit du travail, il convient d’éviter les situations de prêt de main d’œuvre illicite et de respecter la législation du pays d’exercice de l’activité. Le prêt de main d’œuvre correspond à la situation où le salarié travaille pour une entité autre que celle avec laquelle il a conclu un contrat de travail. il peut être autorisé, encadré ou prohibé selon les législations de chaque pays, et il est important de vérifier les règles applicables dans toutes les situations internationales où le pays de résidence est privilégié pour établir le contrat de travail, tandis que l’entité employeur est située dans un autre pays.

Par exemple, en droit français, les opérations de prêt de main d’œuvre entre deux entités doivent soit être réalisées à titre gratuit lorsque le prêt est le but exclusif de l’opération, soit être nécessaire à la réalisation d’une tâche définie dans le cadre d’un contrat de prestation de service. À défaut, un risque pénal de prêt de main d’œuvre illicite, voire de délit de marchandage existe. Ainsi, au sein d’un groupe, la possibilité pour un salarié de travailler sous contrat avec une société X alors qu’il a un lien de subordination avec une société Y dans les faits, n’est possible que dans le cadre d’une mise à disposition de personnel, laquelle est nécessairement temporaire et requiert un certain formalisme prévu à l’article L. 8241-1 du code du travail. Lorsque le prêt de main de d’œuvre n’est pas le but de l’opération mais qu’il s’inscrit dans le cadre d’une prestation de services intragroupe, il est autorisé. Le juge s’attache alors à vérifier si la fourniture de personnel est bien un moyen d’accomplir une tâche précise définie au contrat et non pas la finalité de l‘opération et si le salarié n’est pas sous la subordination exclusive de l’entreprise utilisatrice. Si, en revanche, l’entité qui conclut le contrat de travail est bien celle qui exerce le pouvoir de subordination sur le collaborateur, il n’y a pas de problématique de prêt de main d’œuvre, mais il convient de s’assurer que le droit du travail

du pays d’exécution habituelle du contrat est bien respecté, conformément au règlement de Rome 1 du 17 juin 2008. Au-delà du droit du travail, il conviendra de veiller à ce que l’entreprise respecte ses obligations en matière d’immigration, de cotisations sociales, d’assurances, et de prélèvements à la source. Certains pays se sont mis en ordre de marche en créant des visas nomades, mais pour des durées souvent limitées à un an, ou dans des cas précis, par exemple le « working holiday visa » australien pour les moins de 30 ans (ou 35 ans selon les nationalités). Mais en règle générale, il reste encore complexe de travailler de n’importe où, ce qui conduit les entreprises françaises à limiter le remote work soit au sein de l’uE, soit dans le pays de nationalité.

S’agissant des cotisations sociales et de l’impôt sur le revenu, le principe est celui de la territorialité (la personne cotise ou paie son impôt dans le pays où elle travaille), sauf exception du détachement qui permet de cotiser dans son pays d’origine et des missions de courtes durées de moins de 183 jours pour l’impôt sur le revenu. Ainsi, si un salarié doit travailler de façon permanente dans un pays, il conviendra d’ouvrir une paie dans ce pays et de s’enregistrer à cet effet pour prélever les cotisations sociales et l’impôt local pour ce salarié, ou de passer par une société de portage salarial. Les allers- retours fréquents dans l’autre pays (« commuting ») génèrent aussi des conséquences fiscales et la nécessité de prélever un impôt non résident au salarié. il n’est donc pas toujours si simple de mettre en œuvre le remote work international et un travail d’encadrement et de compliance est nécessaire de la part des équipes RH. Au-delà des aspects techniques, la cohésion et le sentiment d’appartenance au groupe sont essentiels à la réussite de ces pratiques.


les nouvelles formes de travail international fragilisent-elles l’organisation fiscale des groupes internationaux ?

Le site internet de recrutement du groupe Spotify décrit précisément la politique de mobilité du groupe et l’esprit qui anime les équipes de recrutement. Sur sa page web « Work from anywhere », le groupe affirme « Work isn’t somewhere you go, it’s something you do. We give our people the freedom to work where they work best, wherever that may be ».(1)il est possible d’imaginer que la flexibilité affichée du groupe Spotify lui permet d’atteindre ses objectifs en matière de recrutement de rôles internationaux. il n’est pas certain que cette conception reçoive en toutes hypothèses l’assentiment des équipes fiscales de Spotify

Les politiques de mobilité internationale évoluent sous la pression de la crise du Covid-19 et de la tension du marché du recrutement et cela constitue un enjeu majeur en matière de fiscalité internationale des entreprises. Au côté des directions RH et mobilité, les directions financières et fiscales des entreprises ont l’obligation d’anticiper et documenter leurs positions fiscales, explicites et implicites, dans un environnement global de développement des activités des groupes internationaux. Les nouvelles politiques de mobilité, notamment les pratiques de travail à distance des employés et/ou dirigeants sont ainsi susceptibles d’impacter les questions liées à la présence ou à l’absence d’un établissement stable, à la résidence fiscale des entreprises du groupe ou au design fonctionnel des groupes qui sous-tend sa politique de prix de transfert.

Établissement stable

il n’est pas inutile de rappeler que l’article 5 du modèle de convention fiscale OCDE stipule que : « 1. […] l’expression «établissement stable» désigne une installation fixe d’affaires par l’intermédiaire de laquelle une entreprise exerce tout ou partie de son activité. (…) 5. Nonobstant les dispositions des paragraphes 1 et 2, lorsqu’une personne – autre qu’un agent jouissant d’un statut indépendant auquel s’applique le paragraphe 6 – agit pour le compte d’une entreprise et dispose dans un État contractant de pouvoirs qu’elle y exerce habituellement lui permettant de conclure des contrats au nom de l’entreprise, cette entreprise est considérée comme ayant un établissement stable dans cet État (…) ». Et l’article 7 du même modèle prévoit que « les bénéfices d’une entreprise d’un État contractant ne sont imposables que dans cet État, à moins que l’entreprise exerce son activité dans l’autre État par l’intermédiaire d’un établissement stable qui y est situé ». il appartient donc aux équipes RH et fiscales de se poser les questions suivantes : existe-t-il un risque de création d’un établissement stable (installation fixe d’affaires ou agent dépendant) en cas de mobilité du salarié ou du dirigeant dans un pays autre que celui de l’entreprise utilisatrice ?

Trois critères prévalent à la reconnaissance d’un établissement stable sous la forme d’une installation fixe d’affaires : une installation, c’est-à-dire un local à la disposition de l’entreprise, la fixité de cette installation, à savoir son établissement en un lieu précis avec un certain degré de permanence et l’exercice d’activités, bien souvent via un personnel affecté. il est acquis qu’un salarié travaillant à son domicile (« home office ») peut constituer l’établissement stable d’une entreprise étrangère, sans pour autant que cette conclusion soit automatique (OCDE – 2018, « Commentaires sur l’article 5 », n° 18). Les commentaires précités indiquent que la conclusion dépend des faits et des circonstances de chaque situation, et notamment du caractère continu ou discontinu et occasionnel de l’utilisation du domicile.

Établissement stable

certains groupes visant à autoriser certains salariés à travailler à domicile ou le travail nomade de façon habituelle constitue une pratique à risque nécessitant d’être encadrée et drastiquement limitée dans les juridictions où le groupe n’a pas de présence. Au-delà de l’établissement stable sous la forme d’une installation fixe d’affaires, il n’est pas inintéressant de s’interroger sur l’hypothèse selon laquelle certaines catégories de personnel ou de dirigeants de groupes d’entreprises seraient susceptibles de constituer un établissement stable sous la forme d’un agent dépendant ayant la capacité d’engager l’entreprise (article 5 § 5 du modèle de convention fiscale OCDE).

il est remarquable de constater que les commentaires OCDE visent notamment les personnes physiques employées, qui agissent pour le compte de l’entreprise, dès lors qu’elles « concluent habituellement des contrats qui sont au nom de l’entreprise ou qui doivent être exécutés par l’entreprise, ou qui jouent habituellement le rôle principal menant à la conclusion de tels contrats qui, de façon routinière, sont conclus sans modification importante de l’entreprise [… ] » (OCDE – 2018, « Commentaires sur l’article 5 », n° 98). Les situations de travail à domicile ou de travail dans une juridiction autre que celle de l’entreprise qui reconnait le chiffre d’affaires doivent être traitées avec une attention particulière, notamment lorsqu’elles concernent des salariés portant des rôles commerciaux ou des dirigeants.

Sur la question de la durée, les commentaires OCDE permettent de fixer la pratique à six mois, sous réserve de la convention type ONU ou des pratiques de certains pays qui peuvent retenir un seuil inférieur (3 mois). Les groupes qui ont autorisé leur personnel à travailler à domicile au plus fort de la crise Covid-19, ou à changer de juridiction du fait du traitement de la crise Covid-19 dans les pays d’implantation doivent revenir rapidement à la situation pré-crise. Lorsque, du fait de la mondialisation de la recherche de talents pour certains rôles, les entreprises sont tentées d’opérer des recrutements parfois massifs dans de nouvelles juridictions, elles ont tout intérêt à aligner leur politique de mobilité et leur gestion fiscale internationale afin de contrôler le risque d’établissement stable et d’attraction fiscale involontaire et non maîtrisée.

Siège de direction effective

La notion de siège de direction effective est importante à bien des égards en matière de fiscalité européenne et internationale. Notamment, elle permet de définir la résidence fiscale des personnes morales. La résidence fiscale détermine, en principe, l’éligibilité d’une personne morale au bénéfice des avantages d’une convention fiscale et le lieu d’imposition de certains revenus passifs (i.e. dividendes, royalties et intérêts). La résidence fiscale requiert ainsi une attention particulière, d’autant plus que les conventions modèles OCDE renvoient au droit interne des pays concernés pour la caractérisation de la résidence fiscale des personnes morales. De fait, une société peut se retrouver en application des droits internes des pays d’implantation dans une situation de double résidence fiscale. En cas de double résidence fiscale, il est en principe fait référence à la notion de siège de direction effective afin de trancher cette question en application de l’article 4,3 du modèle de convention fiscale OCDE.

OCDE, « le siège de direction effective est le lieu où sont prises, quant au fond, les décisions clés sur le plan de la gestion et sur le plan commercial qui sont nécessaires pour la conduite des activités de l’entité dans son ensemble. Tous les faits et circonstances pertinents doivent être pris en compte pour déterminer le siège de direction effective ». Sont à prendre en compte pour la détermination du lieu du siège de direction effective (faisceau d’indice) :

  • le lieu où les réunions du conseil d’administration ou de tout autre organe équivalent se tiennent généralement ;
  • le lieu où le directeur général et les autres dirigeants exercent généralement leurs activités ;
  • le lieu où s’exerce la gestion supérieure des affaires courantes ;
  • le lieu où se situe le siège de la personne morale ;
  • l’État dont la législation régit le statut juridique de la personne morale ;
  • le lieu où sa comptabilité est tenue.

En droit français, par exemple, il s’agit du lieu où la personne ou le groupe de personnes de rang le plus élevé prend les décisions stratégiques qui déterminent la conduite des affaires de l’entreprise dans son ensemble. Ceci dit, plusieurs situations sont susceptibles de ne pas
« cadrer » avec ces principes :

  • qu’en est-il lorsque le « board » d’une entreprise est composé de personnes physiques résidentes fiscales dans différents pays ?
  • qu’en est-il lorsque le « board » d’une entreprise composé de dirigeants dispersés géographiquement prend pour habitude de se réunir par visioconférence ou systématiquement dans un lieu autre que celui du siège de certaines entreprises du groupe ?

encourir aux entreprises concernées des risques majeurs en termes de résidence fiscale. Seule solution, la mise en place de processus décisionnels drastiques permettant de rendre compatibles la nécessaire mobilité géographique des dirigeants d’entreprises dans un monde global et celle de sécuriser la situation fiscale de chaque entreprise d’un groupe. En toute hypothèse, les décisions stratégiques des entreprises devront être prises dans leur juridiction et cela devra découler notamment de la structure de l’organe de gouvernance et de la formalisation des règles de vote permettant d’atteindre cet objectif.

Profil fonctionnel et prix de transfert

La question de la justification et de la documentation de la politique de prix de transfert est devenue essentielle pour les États et pour les groupes internationaux. À ce titre, l’analyse fonctionnelle, c’est-à-dire la répartition des fonctions exercées, des risques supportés et des actifs détenus entre entreprises liées constitue le socle indispensable à la justification de la politique de prix de transfert et concourt pour une part importante à sa documentation. L’analyse fonctionnelle permet notamment de qualifier le rôle des entités du groupe, notamment en définissant celles qui portent un rôle d’entrepreneur de celles qui assument des fonctions de routine.

Cette qualification des rôles s’appuie notamment sur la localisation géographique des employés et des dirigeants. il est ainsi habituel d’aligner la localisation géographique des entités « entrepreneur » et celle des personnes, salariés et dirigeants, assumant les rôles fonctionnels essentiels du groupe. Dans un contexte de mondialisation de la recherche de talents et de facilitation du travail à distance, il est primordial de conserver cet alignement de telle sorte qu’une politique de mobilité ne devrait pas pouvoir influer sur le profil fonctionnel des entités du groupe. Sous réserve de certaines précautions contractuelles ou en l’absence de modification du contrat de travail du salarié concerné, les nouvelles formes de mobilité ne devraient pas entrainer ce type de désalignement.


conclusion

Nous l’avons vu, les groupes sont confrontés à une réelle révolution dans les pratiques de travail, mises en exergue par la crise du Covid-19, la globalisation des recrutements de talents, l’apparition et la poussée des outils numériques. Dans un contexte international, ce mouvement nécessite d’être maîtrisé par une action corrélée des départements mobilité internationale et fiscalité des groupes dont l’objectif doit être de revoir et mettre en place des lignes directrices permettant à la fois l’atteinte d’objectifs en matière de ressources humaines et le contrôle de la structuration fiscale internationale de ces groupes. Nous faisons également le vœu que les États viennent à appréhender, en droit interne ou via les sources conventionnelles, ces problématiques qui voient s’opposer les besoins de flexibilité en matière de gestion internationale des ressources humaines et la nécessité pour chaque État de maîtriser et sécuriser leur base fiscale.


 

Un article de Lionel Agossou, Avocat Associé Structurations et Sandra Thiry, Avocate Associée Mobilité internationale.

Avec l’aimable autorisation de la Revue Lamy Droit des Affaires / Wolters Kluwer France.